Le spectacle de l’horreur semble être désormais entré dans notre quotidien. L’ignominie des attentats perpétrés le 13 novembre dernier nous a tous profondément bouleversés. Mais au-delà de la condamnation qui ne peut être qu’unanime, au-delà de la légitimité d’une réponse judiciaire et d’une répression de ces actes et des discours qui y incitent, notre responsabilité en tant que syndicalistes, en tant qu’enseignants, est de dépasser l’émotion pour retrouver la raison : c’est de penser l’impensable.
Il ne peut s’agir d’excuser, mais de traiter. Comme le disait Victor Hugo, il ne faut pas punir pour se venger, mais corriger pour améliorer.
Ce n’est pas le sens pris par nos dirigeants, qui n’ont comme unique réponse que des mesures sécuritaires et militaires, souhaitant même aller au-delà dans la remise en cause des libertés individuelles que ce qui s’était fait pendant la guerre d’Algérie, ce que nos prédécesseurs militants du SNES avaient en leur temps condamné et combattu.
Lorsque les crimes odieux de quelques uns remettent en cause les libertés de tous, alors la démocratie est vraiment menacée.
Mais bien au-delà, c’est une erreur d’analyse profonde qui est commise. Nos dirigeants font comme si le ver était dans le fruit. Ils ne voient pas, ou refusent de voir qu’il n’y a pas de ver dans le fruit, parce qu’il n’y a plus de fruit, ou que ce qu’il en reste, s’il en reste, est pourri.
Les jeunes fanatisés qui ont commis ces actes odieux ne sont pas des produits d’importation venus d’un Orient « mal civilisé » : ils sont nés ici, ont vécu ici, ont été éduqués ici, et ne sont allés là-bas que pour en revenir, transformés en monstres sanguinaires. Car la haine qui se greffe à la colère ne produit que des monstres.
Ils avaient moins de trente ans. Le temps qu’il a fallu pour transformer progressivement, mais profondément notre société et notre école, qui n’en est souvent que le reflet.
En hiérarchisant les misères, en montant les exploités les uns contre les autres, en instaurant en règle générale la concurrence des laissés pour compte et des malheureux, en attisant les préjugés, en divisant ceux qui devraient s’unir car ils ont tous un intérêt commun, l’espoir d’un avenir plus juste, d’une société plus solidaire, sans discrimination, sans inégalités sociales, sans parcours scolaires et professionnels programmés dès la naissance, ceux qui détiennent le pouvoir économique, ceux qui ont largement croqué le fruit, qui s’en sont gavés jusqu’à ne rien laisser aux autres, ceux-là doivent être aussi combattus.
Sinon, d’autres haines se grefferont sur d’autres misères, d’autres crimes viendront légitimer les crimes d’aujourd’hui, et nous nous serons réduits, nous qui sommes main dans la main avec la jeunesse, à devoir encore et toujours échouer dans nos tentatives pour expliquer qu’il y a une autre voie possible que celle du désespoir, qui souvent conduit à la résignation, parfois à la violence.
Nous n’échapperons pas non plus à un examen lucide du rôle que l’on veut faire jouer à notre école, et qu’on lui fait jouer déjà. Ecole à deux vitesses, école de la concurrence des établissements, des enseignants, des personnels, des élèves mêmes, école qui « naturalise » l’échec scolaire en prétendant « individualiser » les réponses, renvoyant celui qui n’y arrive pas à sa propre responsabilité, qui ignore les réponses collectives, qui fait mine d’ignorer que l’égalité se construit politiquement et non pas pédagogiquement, qui place les enseignants dans d’intenables situations de conflits entre ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils doivent faire, cette école aussi doit changer, profondément.
Mais un tel changement, pour être juste et porteur d’un avenir moins sombre, ne pourra se faire qu’à rebours des politiques menées depuis un quart de siècle et dont les réformes actuelles ne sont que le prolongement.
C’est à nous de le porter. C’est à nous de l’imposer.
Hervé Le Fiblec